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Le materiel de la fumerie d’opium et son emploi – Dr Eyrolle
Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris , 1911-1912
La préparation d’une pipe d’opium est une opération longue, délicate, compliquée. Les Orientaux peuvent l’effectuer seuls, mais les Européens n’y arrivent que difficilement.
Le matériel d’une fumerie d’opium comprend un certain nombre d’objets dont quelques-uns absolument nécessaires ; d’autres utiles ou agréables sont également jugés indispensables par les fumeurs.
Opium. — L’opium est fourni, au moins pour l’Indo-Chine française soit par la Régie qui le livre en boîtes de cuivre plates de divers modules, soit par la contrebande, celui-ci moins cher et plus estimé, provient surtout du Yunnan.
Pipe. — La pipe (toufiane en argot indo chinois) se compose de deux parties distinctes (Figure 1) : Le tuyau et le fourneau.
Tuyau. — Le tuyau, généralement en bambou, présente une extrémité percée, destinée à aspirer la fumée et se divise en deux parties séparées par un nœud de la plante, la partie la plus longue fait suite à l’extrémité percée et peut mesurer, par exemple, 40 centimètres ; au voisinage du nœud le bambou est percé d’une ouverture d’un centimètre de diamètre entourée d’une emmanchure métallique de cuivre ou d’argent destinée à recevoir le fourneau, la partie située au delà du bambou sert a l’aide a soutenir cette pipe souvent fort lourde au moment où le fumeur aspire la bouffée ;
On a soin de conserver les extrémités des rameaux qui prennent naissances sur le nœud et que l’on orne parfois d’argent. Lorsqu’ils sont au nombre de 7, la pipe acquiert une certaine plus-value. Si le tuyau n’est pas en bambou, l’on a soin de conserver quelques traits en reliefs ou en creux imitant ce nœud parfois en Chine on le sculpte en forme d’animal.
Fourneau.- — L’ajustage métallique du fourneau est fixé au tuyau au moyen de laque; le fourneau a la forme d’un vase à base légèrement convexe, à panse hémisphérique ou cylindrique, à ouverture d’un centimètre de diamètre environ ; la base percée d’un petit trou central pouvant admettre une aiguille, se creuse en cône à base extérieure dans l’épaisseur de la paroi ; le col s’encastre dans l’ajustage métallique et la coaptation des deux pièces est maintenue au moyen de bandes de chiffons mouillés. Ce fourneau est formé de terre rouge ou noire très fine, plus ou moins foncée.
Il existe une autre type de pipe : c’est la pipe du pauvre, la pipe de voyage composée d’un tuyau de bambou et d’un pot degrés brun (on même de porcelaine craquelée) que l’on fixe au bout du tuyau. Ce pot présente au milieu de la panse un petit pertuis où l’on fixera le cône métallique destiné a recevoir la boulette d’opium cuit (Fig. 5).
Un fourneau assez estimé se compose d’une tasse percée à sa partie inférieure (qui reste adhérente au manche) fermée par une coupelle ou soucoupe perforée en son centre, les deux parties étant réunies par une bague d’argent.
Le fourneau peut être enfin rattaché au manche au moyen d’un cylindre de corne, le fourneau s’adaptant sur une des bases et le tuyau perpendiculairement à l’axe (Fig. 2).
Lampe. — La lampe à huile se compose de trois parties :
1° Un récipient de verre ou de métal où plonge une mèche.
2° Un verre épais en forme de tronc de cône.
3° Le support en étain, en argent ou en fer blanc, qui est naturellement ajouté pour permettre l’arrivée de l’air. La lampe d’argent représentée dans la fig. 3 provient du Pé-tchi-li, la lampe à récipient de verre (Fig. 4) de Ho-Kéou (Yunnan), le support est en étain. Le verre doit provenir de Bohême (made in Austria).
Aiguille. — L’aiguille qui sert à la préparation de la pipe (ou de la pipée) aiguille de fer longue de 12 centimètres en moyenne, dont une des extrémités, en forme de petite pelle, sert de raclette pour nettoyer la table du fourneau (Fig. 7).
Objets moins indispensables. — Les objets moins utiles sont :
1° une raclette destinée à nettoyer l’intérieur du fourneau, à enlever le dros (Fig. 6).
2° Une longue tige de, cuivre servant d’écouvillon pour nettoyer l’intérieur du tuyau.
3° Une tasse avec un peu d’eau et une éponge pour laver le fourneau de temps à autre et le refroidir.
4° Le plateau qui supporte le matériel de fumerie.
5° Des objets décoratifs en métal découpé ou en verre colorié s’accrochant au verre de lampe destiné à protéger contre une lumière trop vive les yeux du fumeur et de son aide.
6° Un petit tube généralement de corne destiné à recevoir l’opium.
7° Une tasse pour recevoir le dros.
8° Le lit de camp (ou lit indigène) recouvert du matelas cambodgien, avec l’oreiller, boîte en forme de parallélépipède, en cuir de buffle, etc.
9° Quelques petits objets plus ou moins décoratifs, petit boudha, boule en verre décoré, vase, fleur de jade, etc., puérilités destinées à amuser la main ou les yeux du fumeur.
10° Le nécessaire pour prendre le thé, tasse et théières dans son panier matelassé, etc.
La préparation d’une pipe d’opium est une opération longue, délicate, compliquée. Les Orientaux peuvent l’effectuer seuls, mais les Européens n’y arrivent que difficilement. En Indo-Chine, c’est un boy ou une congaïe qui préparent les pipes du fumeur européen.
L’opérateur et le fumeur se couchent en général sur la natte, en face l’un de l’autre ; s’il survient un invité, celui-ci se couche en T aux pieds des deux autres personnages en attendant son tour de fumer. Il se placera alors en face de l’opérateur, et embouchera le bambou sans manifester de répugnance, quelque soit la condition sociale et ethnologique de son prédécesseur. Ce sont là des rites pour ainsi dire sacrés et dont la description relève plutôt du domaine de la psychologie. Nous renverrons les personnes que cela peut intéresser aux romans et aux études très observées de Henry Daguerches et de Claude Farrère, qui seuls jusqu’ici ont donné des descriptions exactes de fumeries d’opium et ont rapporté exactement les conversations des fumeurs.
Pour préparer une pipe, l’opérateur plonge l’aiguille dans un tube contenant de l’opium ; il porte une parcelle d’opium au-dessus de la lampe où elle se gonfle, entre en ébullition, dégage un peu de fumée; alors il la manipule contre la surface plane du fourneau de la pipe, la malaxe, la pétrit, puis il la replonge d ms le pot, reporte la gouttelette ainsi augmentée au-dessus de la flamme et recommence l’opération autant de fais qu’il le juge nécessaire, quatre fois, par exemple, pour obtenir une masse d’opium d’un volume allant du volume de la lentille à celui d’un petit pois; l’opium doit être suffisamment chaud pour être malléable, suffisamment cuit pour n’être pas visqueux et pouvoir se détacher facilement de l’aiguille sans trop se déformer, pas assez cuit pourtant au point d’être brûlé, ce qui le rendrait cassant et friable ; il reprend un peu d’opium cru si la cuisson a été trop forte, le flaire fréquemment pour savoir s’il est à point, ce qui est d’ailleurs indiqué par la coloration de la fumée.
Lorsque la cuisson est parfaite, l’opérateur, tenant toujours la gouttelette au bout de son aiguille, lui donne la forme d’un cône, fait chauffer légèrement le fourneau, et introduit la pointe de l’aiguille dans le trou minuscule de ce fourneau, la retire, laissant la gouttelette d’opium adhérente à la petite cupule percée d’un trou II tend alors l’embouchure de la pipe au fumeur, soutient celle-ci par son extrémité, de façon à ce que le fourneau reste au-dessus du verre de la lampe dans une position voisine de l’horizontale et le fourneau latéral, sa partie plane verticale par conséquent.
L’opium grésille et se boursouffle durant quelques secondes, tandis que le fumeur, embouchant largement l’extrémité du bambou, absorbe la fumée d’une seule aspiration très profonde précédée parfois de plusieurs aspirations plus petites. La pipe est fumée, il faut en préparer une autre de la même façon. Au bout de quelques pipes, la surface du fourneau demande à être refroidie et nettoyée.
On conçoit combien est longue cette préparation et le temps perdu par le fumeur pour les quinze pipes par séance qu’il avoue sans trop de difficulté. Or, il y a en général chez le fumeur invétéré, que l’on peut dès lors considérer comme un opiumomane, deux séances quotidiennes : l’une pendant la sieste, l’autre pendant la nuit. A cette période, il est pourtant susceptible encore de guérison.
Lorsque le fumeur d’opium dépasse une cinquantaine de pipes par jour, il peut être considéré comme perdu. Quant au fumeur accidentel, qui prend de deux à cinq pipes de temps à autre, deux ou trois fois par semaine, par exemple, il guérira sûrement lorsqu’il n’aura plus à sa dis position les facilités pour fumer.
En général, la première fois que l’on fume (trois à six pipes, par exemple), on ressent, au cours du repas suivant, des vertiges et des tendances à la syncope. La nuit suivante il y a insomnie avec cauchemars, sensation de chute, de tourbillonnement, apparition d’animaux : rats roux, etc. Mais l’accoutumance est excessivement rapide et ces phénomènes disparaissent dès la deuxième séance. Une sensation qui persiste durant les deux ou trois séances suivantes est une impression de fourmillement à la peau, une horripilation dans le sens propre du mot : on sent des toiles d’araignées sur la figure et le vieux fumeur s’amuse énormément du geste du néophyte qui se passe la main sur la face pour enlever ces toiles d’araignées.
On peut ranger les fumeurs d’opium, tant indigènes qu’européens, en trois classes.
1° Les indigènes qui usent de l’opium sans en abuser, par exemple : le commerçant chinois qui fume de trois à quatre pipes d’opium avant de traiter une affaire importante ; l’Européen qui fume par occasion ou par curiosité et celui qui, ayant reconnu par expérience la puissance de l’opium à faire disparaître la sensation de fatigue physique, intellectuelle et morale, le coup de fouet puissant qu’il donne à l’activité cérébrale, dans un ordre bien supérieur a celui que procure le café, fume après une journée de fatigue ou avant d’entreprendre un travail intellectuel.
2° La deuxième classe, dans laquelle tombe presque fatalement l’Européen, fumeur occasionnel, au bout de deux ou trois ans, comprend les habitués, ceux qui passent deux à trois heures sur la natte. Dans cette deuxième classe échouent facilement les oisifs, fonctionnaires, colons, militaires des garnisons tranquilles, en un mot, ceux qu’un travail absorbant, un intérêt puissant ou une autre passion ne vient pas arrêter sur la pente fatale.
3° Dans la troisième classe se rangent les malheureux qui ne sauraient se passer de, leur dose habituelle d’opium, faute de laquelle ils sont «nien» c’est-à-dire affamés ou affolés d’opium. Gomme l’usage de la drogue leur a enlevé peu à peu l’appétit, ils cessent de prendre des repas réguliers, et arrivent à un état de cachexie effrayant. Le temps nécessité par la fumerie les empêchant de se livrer à tout travail régulier, ils ne tardent pas à être renvoyés de toutes places, perdent le soin de leurs intérêts les plus immédiats et de leurs besoins les plus pressants, et tombent, tant colons qu’indigènes, dans la misère la plus noire et en arrivent aux plus louches compromissions. Toutefois, l’intelligence en tout ce qui ne touche pas l’opium et leur passion, reste lucide jusqu’au dernier mo ment. Même a cet état, sous l’influence immédiate de la drogue, ils retrouvent leur activité et peuvent se livrer à des travaux intellectuels, fournir, par exemple, des rapports du plus grand intérêt.
En somme, le danger de l’opium est minime pour les Français de France, il restera l’apanage de quelques snobs qui, étant donnée la difficulté « de préparer une pipe, n’arriveront jamais à fumer véritablement. Pris sans excès, l’opium est un excitant précieux (mais à titre de médicament, pourrait-on dire). A dose faible, il ne donne pas de ces rêves chers aux romantiques, mais simplement une certaine excitation intellectuelle en même temps qu’une propension à l’immobilité de tout le système musculaire, ce qui, chose merveilleuse, permet au fumeur d’écouter et de suivre dans tous ses détours les raisonnements de son partenaire, et de ne prendre la parole que lorsqu’il a fini sa digression et exposé ses arguments.
Ajoutons que, les femmes ne fument pas, sauf de riches annamites; les européennes qui s’y adonnent sont relativement rares; tandis que l’abus de l’opium est plutôt un sédatif génésique pour l’homme, il paraît excitant pour les femmes, qui continue d’ailleurs à garder la volubilité de leur sexe dans le sanctuaire qu’est une fumerie : aussi y sont-elles considérées comme une peste par les vrais fumeurs.
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